Novembre 1831, le soulèvement des ouvriers de Lyon


En octobre 1831, les ouvriers des soieries de Lyon manifestent, dans le calme, afin de faire valoir leur droit à une augmentation. Le 25 octobre, un tarif est décidé en commun, entre délégués des ouvriers et des fabricants des soieries. Une décision actée, une parole donnée, mais désavouée par le gouvernement, et immédiatement rejetée par une grande majorité des commerçants soyeux, ce qui déclenche, dans le courant de novembre, l'agitation des ouvriers, notamment sur le plateau de la Croix-Rousse. Puis, le 21 novembre, des cortèges qui se constituent, et Lyon tout entier soutenant cette colère dès le lendemain. L'agitation devient révolte.

Lyon, novembre 1821, Barricade de la Croix Rousse - Bn - Département des Estampes
Lyon, 22 novembre 1831, Bataille de la Place des Bernardines.

Quelques jours après, Marceline Desbordes-Valmore, alors à Lyon, écrit la lettre que l'on voit ci-dessous à l'un de ses amis de Bordeaux, Jean-Baptiste Gergerès, dans un moment d'irrésolution de la situation, entre des événements qui se sont déroulés (des fusillades, des morts, la ville au mains des ouvriers, leur colère retombée, leur calme) et une issue encore indéterminée (le pouvoir attend aux portes de la ville que les armes soient rendues.)

Si elle rassure cet ami sur sa propre situation, elle rend-compte surtout des événements dramatiques et sanglants de la première insurrection ouvrière à Lyon (il y en aura une seconde en avril 1834), comme une témoin avisée, et de manière d'ailleurs très vive, montrant des hommes qui se trompent, se défendent, des hommes épouvantés, des hommes généreux. Elle présente en même temps ce qui est en question : une révolte non politique, une  émeute de la faim , comme elle le dit, née du mépris d'une parole donnée, du mépris à l'égard d'ouvriers particulièrement pauvres, et où, par le seul attentisme du pouvoir, méprisant, par trop de prudence, le danger de nouveaux heurts et de nouveaux morts qui menace toujours.

Vos regards sont tournés vers Lyon, cher Gergerès. L’intérêt que vous prenez à l’humanité toute entière doit être en ce moment bien ému de pitié. Je me perdrais inutilement dans des détails déchirants que je n’aurais pas la force de finir. Vous les comprendrez tous en peu de mots. Nous avons vu le sanglant panorama de Juillet, cette terrible contre-épreuve de leurs trois pages écrites avec des balles. Que de morts innocentes ! Toute ma famille est sauve ! Mais, mon Dieu, on commande en ce moment tant d’habits de deuil que l’on tombe à genoux dans l’étonnement de n’en pas porter soi-même ! Dans cette révolte immense, la politique n’a aucune part. C’est l’émeute de la faim... Les femmes criaient, en se jetant au devant des coups : « Tuez-nous ! Nous n’aurons plus faim ! » Deux ou trois cris de Vive la République ont été entendus, mais les ouvriers et le peuple ont répondu : « Non ! Nous nous battons pour du pain et de l’ouvrage. »

Ils sont maîtres de Lyon depuis cinq jours, et l’ordre règne comme jamais. Au milieu du tocsin, des tambours, de la fusillade et des cris lamentables des mourants et des femmes, nous attendions le pillage et l’incendie s’ils étaient vainqueurs. Rien ! Pas un crime de sang-froid après le combat. Leur fureur s’est épuisée sur quelques pendules, des meubles et des étoffes brûlées dans deux ou trois maisons des plus riches fabricants d’où l’on avait eu l’imprudence de tirer des fenêtres. La ligne a cruellement souffert en se retirant pourtant l’arme au bras ! Le peuple des faubourgs a pris cette humanité pour un piège, et on les a massacrés. Trois cents sont tombés. Le Rhône était rouge. Cette pauvre garde avait refusé de tirer la première sur les ouvriers qui ne demandaient à grands cris que de l’ouvrage. Dix ou vingt imprudents de la garde nationale ont commencé le feu... Tout s’est mêlé alors et confondu. Les femmes, les enfants, et enfin le peuple tout entier qui a passé du parti des ouvriers dont le courage est d’autant plus inouï qu’ils étaient exténués de faim, en lambeaux. Quelle vue ! Mes dents se serrent en écrivant. Il y avait un mois à pareil jour que l’émeute avait parcouru la ville à flots paisibles, sans armes, sans cris. On les accueille ; on les écoute ; on leur accorde la légère augmentation qu’ils implorent. Les cris de joie se font entendre. Le soir ces pauvres hommes illuminent en signe de reconnaissance. Ils donnent une sérénade aux autorités et aux négociants. Huit jours après, on leur refuse ce tarif. On les raille. Un fabricant a la bêtise de mettre un pistolet devant un réclamant en disant : « Voilà notre tarif ! » Alors le feu s’est mis à la tête et au cœur de cette portion formidable de Lyon, et l’insurrection a suivi.

Le théâtre a rouvert avant-hier. Je n’ose vous parler de notre misère devant tant de misères et de douleurs graves. On attend le Duc d’Orléans ; mais depuis hier qu’il est près de Lyon, il n’entre pas. Quel est donc leur projet ? Tout est pourtant paisible et calme. Qu’attend-on ?... On dit qu’ils veulent entrer avec des forces considérables, mais c’est inutile s’ils veulent tout pardonner... Et si l’on veut punir, mon Dieu ! J’aime autant mourir que de voir de nouvelles victimes.

C’est Quériau, un danseur que vous avez vu à Bordeaux, qui, par le plus grand hasard, a porté lui-même les clefs de la mairie au peuple. Toutes les autorités étaient en fuite. Quatre à cinq curieux étaient là à la porte de l’hôtel de ville. Le secrétaire de la mairie qui perdait la tête, a remis les clefs pour s’en aller à son tour, et c’est dans les mains de ce pauvre Quériau tout ébahi qu’il les a remises. Celui-ci les a porté au chef des ouvriers qui, le voyant venir à leur rencontre, le prenaient pour l’ennemi, et voulaient le tuer. Quériau, qui bégaie beaucoup, leur a crié : « Tuez-moi, ça m’est égal ; mais venez prendre vos clefs, car c’est ennuyant ! » Et jugez de l’accueil qu’il a reçu d’eux. Il n’avait fait tout le jour que porter et sauver des blessés au milieu des balles.

Adieu, bon ami. Je ne vous dis pas de nous plaindre ; puisque je vous écris, c’est que je suis bien sûre de votre sollicitude pour vos amis malheureux. Donnez m’en, je vous prie, une preuve. Voyez Mademoiselle RémyCécile Rémy, née certainement dans les années 1770, actrice au grand théâtre de Bordeaux, amie de jeunesse de Mlle Mars, elle tint, par la suite, un cabinet de lecture cours de l'Intendance, à Bordeaux. Ce serait chez elle que MDV rencontra Jacques Arago, un autre de ses amis. et faites-lui part de ma lettre. Si elle nous croit morts ou blessés, elle en est triste ainsi que cette bonne Madame Constant. Rassurez tout ce qui a la bonté de songer à nous. Notre position est étrange. Tout est calme, paisible ; la ville n’a plus un murmure, et le prince dont la présence pouvait remettre tout en solide harmonie, est là aux portes depuis trois jours... (C’est le 30 que je finis ma lettre.) On veut que tout le monde, avant son entrée, rende les armes, et cette mesure porte l’effroi, l’indécision, le mécontentement dans la classe bourgeoise et ouvrière. Que la politique est tortueuse et bête ! Il n’avait qu’à montrer son nez de prince, et tout allait. Non ! La diplomatie et le génie de l’erreur est là qui tortille et qui fait de l’esprit ! Maintenant, peut-être, les partis vont se lever et se mêler dans cette affaire de pain. Dieu sait dans quel four il va cuire ! Un gros garde national a été saisi d’une telle épouvante qu’il s’est précipité dans une armoire. Quand on l’y a trouvé, c’est qu’on voyait l’armoire s’agiter de côté et d’autre ; il n’en pouvait plus sortir. Sa peur l’avait rapetissé. Je le connais. Un autre court d’un air effaré au poste : « Mes amis ! J’ai besoin de quatre hommes de bonne volonté. » On croit que c’est pour arrêter un perturbateur, on marche. Arrivé près de là, l’homme ouvre une porte, entre, et dit : « Merci ; je suis chez moi, retournez au poste. » Les autres ont juré et ri.

Ailleurs, on se jetait en fureur pour achever un homme tombé ! Horreur ! Un ouvrier étend le bras sur lui : « Qu’on ne touche pas ! crie-t-il, c’est mon mort. » Il le charge sur ses épaules et l’emporte à l’hôpital, où il vit.

Adieu, Gergerès. Mon mari, ma famille vous embrassent. Que Dieu vous épargne dans l’avenir et tout ce que vous aimez. Rappelez-moi à vos chères sœurs et à Madame GéraudPauline Géraud, épouse d'Edmond Géraud (1775-1831), poète, homme de lettres, qui créa notamment le journal "La Ruche d'Aquitaine".. J’ai vu dernièrement SigoyerAntonin de Sigoyer (né en 1788 ou 89 à Apt): Sous-préfet, en Isère, à Nogent-sur-Seine, Meaux, notamment. Poète, il participera à plusieurs journaux, albums, revues (comme "L'almanach des muses", "La Ruche d'Aquitaine"...), en y insérant des poésies., heureux et bien portant, toujours faisant et disant des vers.

Je serre affectueusement votre main.

Mne Valmore.

(Copies : Bibliothèque de Douai, ms. 1553-3-634 et ms. 1735-142.)